Chronique du quotidien n°9

La peur
dimanche 8 janvier 2006.
 

La peur

Comme je l’ai déjà dit dans une précédente chronique, il y a un peu partout des gardes privés, des hommes en armes, des vigiles (mais on croise assez peu de policiers). Il y a des grilles et des doubles portes. J’ai vu (au Venezuela, mais je pense que ça peut être pareil en Colombie) des immeubles où il y avait 3 portes en bas dans le hall, avec 3 clés différentes, puis arrivé à l’étage, encore une grille qui sépare le palier en deux, plus une grille devant la porte de l’appartement. Il y a aussi plein de petits magasins dans lesquels on n’entre pas ; une grosse grille, le vendeur de l’autre coté et deux barreaux écartés pour échanger argent et articles. Il y encore des grilles à la plupart des fenêtres, surtout si elles sont à moins de 4 étages, et pour fermer les patios qui donnent du jour et de l’air aux appartements. Au-delà de ce commerce florissant de la grille et du cadenas, il y a aussi un sentiment de peur généralisé que tous ces moyens de protection n’enlèvent pas, bien au contraire. "Oui c’est dangereux de sortir par là." "Non, on ne peut pas aller seul dans telle rue." "On ne peut pas se balader dans tel quartier." "Va en taxi, ça vaut mieux." "Il est trop tard pour aller manger dehors, pour faire ses courses, pour sortir à vélo." Etc... On a peur pour soi, mais surtout pour les gens qu’on aime, pour les étrangers qui sont une cible privilégiée. Et c’est assez éprouvant pour les nerfs de penser toujours à avoir peur pour savoir ce qu’on peut faire ou non.

Et c’est énervant de s’entendre dire comme à un petit enfant ce qu’on doit et ne doit pas faire. Le désagréable aussi, c’est qu’on ne sait pas où s’arrête la parano et où commence le vrai danger. Par chance je ne me suis jamais fait agresser, ni menacer (en suivant en général à la lettre les recommandations de mes amis colombiens), donc je ne sais pas si c’est vraiment dangereux de vivre ici. Et du coup je me dis qu’ils exagèrent, qu’ils se pourrissent la vie à avoir peur tout le temps, qu’ils s’empêchent de vivre, et que c’est pas en refusant de sortir que les choses vont s’arranger.

Car comme on a peur, on déserte les espaces publics, les jardins, certaines rues, et du coup dans ces lieux déserts, seules les mauvaises rencontres peuvent survenir. Cercle vicieux, la peur génère l’abandon des rues, l’abandon facilite le crime, le crime génère la peur. Loin de moi l’idée de nier ou minimiser le danger du quotidien et de la délinquance. Loin de moi aussi l’idée que seuls existent le vol et la violence dans les quartiers populaires, dans la nuit, en Colombie, comme semblent nous faire croire les médias aussi bien locaux qu’internationaux.

Pour expulser la peur, il faut occuper la ville dit un slogan. Et certains groupes (de femmes majoritairement) ont lancé des occupations d’espaces publiques, comme des jardins par exemple, délaissés par les habitants du quartier et ayant une mauvaise réputation de vol, de trafic de drogue, etc... Une fois par mois, ou par semaine pour les mieux organisés, l’espace est rendu aux habitants, aux familles et aux enfants. Et la communauté reprend un peu en main ses lieux de vie, l’espace collectif, et l’action de groupe. Et c’est vraiment ce qui manque ici. Croire en le collectif, en la lutte, en la possibilité de changer les choses, le quotidien, la fatalité. Arrêter d’avoir peur est le premier pas à franchir pour commencer à réfléchir, à essayer de réaliser ses rêves, à ne plus se laisser marcher dessus.

Et pourquoi alors ils nous font tous peur nos dirigeants ? Peur des guérillas ici, peur des immigrés en Europe, peur des terroristes dans les pays occidentaux, peur des pauvres en général et peur de la pauvreté partout. Et pourquoi on se laisse faire ? Pourquoi on aurait peur de pauvres ? Juste pour pas leur ressembler ? Juste parce qu’on ne les connaît pas ? Et si on était pauvre nous aussi, qu’est ce qu’on ferait ? On penserait sans cesse à égorger les riches, à piquer les montres, les voitures ? Non ? Alors pourquoi on croit que les autres ne pensent qu’à ça ? Et si oui, c’est qu’on comprend ceux qui le font, donc on devrait l’accepter. Mais le plus simple (pas forcément à réaliser) ça serait de combattre la pauvreté non ? Plutôt que de combattre les pauvres. On est dans un système qui crée de la pauvreté à grande échelle, mais qui la honnit en même temps. Qui manie la carotte publicitaire des dents blanches dans la voiture de sport et le château de rêves à côté de la femme (supposée) idéale, et le bâton de la pauvreté, de la misère coupable (coupable d’être victime), bâton manié par les valets du pouvoir, policiers ou DRH, services publics devenants service contre le public, derniers bastions d’un Etat de moins en moins représentatif, et de moins en moins soucieux de ses représentés-ées.

Bon, c’était un peu révolutionnaire comme chronique, mais ça m’est venu tout seul. Tout ça pour dire que c’est pas très différent, on se fait bouffer de la même manière de tous les côtés. Et première chose à faire pour avoir un goût amère qui nous évitera d’être croqués-eés, c’est ne plus se laisser faire, ne plus avoir peur.


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