Priviet doroguié...
Pas d’erreur, on est à l’est. Il faudrait être aveugle, sourd, et muet pour ne pas se rendre compte que l’on est bien loin de l’Amérique Latine. L’arrivée de nuit à Tachkent m’a fait l’effet d’une douche frisquette, pour ne pas dire gelée. Des images et des sons d’une Barcelone estivale au désert soviétisant de la capitale Ouzbek, le saut psychologique n’est pas évident. L’idée « moi ici pour deux ans » m’a noué la gorge. C’est le vide : fini la promiscuité des rues de nos villes denses européennes. Les larges avenues parsemées de très rares passants présagent une société qu’il faut aller dégoter on ne sait exactement où. Peut-être dans une de ces barres standardisées perdue entre deux autoroutes ? Encore, éviter les expatriés français de longue durée : c’est qu’ici cette petite société ça vole vraiment pas très haut. Et puis surprise, cette maison renfermée qui sent la naphtaline rance que l’on m’a donné en attendant que j’en trouve une autre. Le côté frissonnant de la Russie de mon enfance est instantanément remonté à mon esprit.
Mais à vrai dire je n’y ai pas réellement pensé : à peine réveillé je serrais déjà la main de l’ambassadeur, j’étais présenté à une multitude de gens et revêtais un costume encore inconnu : « attaché scientifique ». Mise au pas immédiate. Rigolo : plein de gens à voir, aller à des séminaires, monter des projets dont on ne connaît pas exactement le sujet, accompagner des chercheurs jusque dans les réserves naturelles où ils étudient les gazelles...Pas un instant de répit jusqu’à ces derniers jours.
En bavardant avec les nombreux chauffeurs de taxis qui sillonnent la ville (occupation de tout-un-chacun, faute d’emploi) on a cette drôle de sensation de se trouver dans un pays que tout le monde souhaite quitter...alors que l’on vient juste d’y mettre les pieds. « Le pays régresse » se fait-on expliquer...Ah bon ? En effet, quelques institutions internationales commencent à quitter le terrain, les liens avec les voisins Kazakhs, Kirghizes, Tadjiks se désépaississent à vue d’œil, et tous les matins, les plus grandes avenues de la ville continuent de se fermer lorsque le tout-puissant Karimov (monsieur le président) sort de sa maison pour rejoindre son palais. Dans ce pays où le culte de la personnalité est de mise, Lola (la fille du président) possède la majorité des clubs de la capitale et fait fermer ceux qui ne lui appartiennent pas. Depuis cet été les clubs de jazz sont fermés : mince alors. Thank you Lola. Et s’il s’agit d’organiser un festival de cinéma, alors là, notre chère milice (dont les innombrables représentants pratiquent classiquement le back-chich) constitue un interlocuteur inévitable... « pour la sécurité on postera nos hommes tout autour du cinéma et vous nous donnerez des sous...non ? ». Folle ambiance.
Et pour parfaire le tableau, l’idée qui vient à l’esprit est de se transformer en « prince de la nuit ». Parcourir Tachkent en Lada, de boîte en boîte, tubes russes à gogo, avec des acolytes alcoolisés, en évitant les princesses ouzbeks d’à peine vingt ans qui chassent l’expat. C’est oublier que nos jeunes demoiselles ne reculent devant rien. Pour emmener leur proie où bon leur semble, elles sont prêtes à l’enlever de force, la jeter dans une grosse voiture et l’entourer de deux gardes du corps musclés à souhait.
C’est seulement dans la lumière de la matinée, lorsque l’on met le nez dehors pour humer les effluves des raviolis fris coréens, des restaurants turcs, que l’on avale des samsas bien gras avec son café en allant rejoindre des dossiers qui s’amoncellent, que l’on commence à apprécier cette petite vie. Décoder la provenance des différents visages croisés relève de la gageure : tadjiks, russes, ouzbeks, coréens, turcs, ouïgours sont les premiers composants d’une société métissée qui parle russe en grande majorité. Ou presque. Car si l’on est au premier abord frappé par l’apparente harmonie qui règne entre ces différentes communautés, la bataille est culturelle et linguistique. Après l’indépendance, l’ouzbek a changé plusieurs fois d’alphabet (cyrillique, latin, cyrillique...) et l’on ne sait plus exactement vers qui se tourner pour s’inspirer : le « grand frère » russe qui inonde de ses programmes les canaux de télévision, le moyen orient pour les aspects religieux, la Turquie ou l’Inde pour leurs produits commerciaux...Bref ici on se cherche, et ce ne sont pas les manuels d’histoire (que l’on refait allègrement au gré des courants) qui faciliteront la quête identitaire de ce bout de terre dont il est dit que le passé est aussi incertain que l’avenir.
Allez, pourquoi ne pas voir autrement cette ville sérielle, dont l’architecture allie la froideur des constructions soviétiques au kitsch des matériaux de l’Asie contemporaine ? D’abord changer de maison. Puis parcourir les marchés de la ville (toujours très sympa ça) en quête d’une déco plus supportable, donner un coup de peinture, récupérer les bagages qui viennent d’arriver. Enfin, limiter les fréquentations françaises à son colloc qui danse nu dans son salon, affublé d’un masque à gaz militaire acheté au marché au puces soviétique. Et aller voir le défilé de mode du coin. Ca y est, Tachkent prend des couleurs. Et sous le soleil vif de cet automne qui ne fait que commencer, Tachkent est même jolie.
Mais il est aussi bon de profiter d’une mission pour sortir de la capitale, et aller manger de la confiture de myrtilles à Boukhara. Tandis que les myrtilles réveillent le bon côté de la Russie de mon enfance, Boukhara donne envie de dessiner...enfin, si l’on n’est pas en train de déguster des chachliks dans une tchaikhana. En rejoignant Tachkent, on croise des biplans et des vautours dans le ciel de la steppe. Juste avant de s’asseoir dans ce petit restaurant à côté de la maison, où la patronne/matrone me dédicacera ce magnifique karaoké : poème de Pouchkine sur fond de Beethoven remixé pop.
Donc, ici j’habite dans une maison relativement sympathique, avec un bassin pour faire un petit plongeon quand il fait chaud et où les rosiers sont encore en fleurs. Mon colloc prépare des gâteaux au chocolat pendant que je m’escrime à imiter les salades « achik-chu-chuk » (spécialité locale). Et contrairement à ce que vous pouvez peut-être imaginer au regard de mon silence quelque peu prolongé, ici on pense à vous. Seulement, l’atterrissage dans ce coin du monde ayant été un peu difficile, je n’avais pas envie d’écrire plus tôt.
Ia vac obnimaiou.
Alekcei.