L’école Alberdi attaquée

mardi 25 janvier 2005.
 

Salut tout le monde Désolée du retard de ce mail que je vous promets depuis des jours et des jours, mais les derniers évènements qui se sont déroulés dans l’école ne m’ont quasiment pas laissé une minute pour prendre le temps, et de faire un bilan de la situation, et de vous écrire. Voilà donc en quelques mots la situation : nous avons, depuis samedi dernier, décidé collectivement de quitter l’école. Collectivement parce que cela ne concerne pas que moi et Tristan mais tous ses occupants ainsi que l’école populaire latino-américaine de cinéma.

Que s’est-il passé ? je vous fait un bref retour en arrière. Début janvier le SEAM, [Secrétariat à l’Education de l’Alcaldia Mayor], a nommé une directrice pour l’école Alberdi, en lieu et place du collectif qui depuis deux ans la gérait de manière autonome - le « comité de défense des droits des enfants ». Suite à cette nomination, le vendredi 7 janvier au matin, soit trois jours avant la rentrée des classes, une trentaine de fonctionnaires du SEAM a brusquement investi l’école pour faire un « audit » des lieux...évoquant au passage le fait que l’école de cinéma ne pouvait pas être gérée uniquement par des étrangers et qu’allait être nommé à sa tête un coordinateur diplômé en communication sociale. Et qu’aucune partie de l’école ne pouvait être dévolue à un usage privé.

A suivi une série de réunions à l’Alcaldia Mayor entre les autorités du SEAM et le collectif pour tenter de trouver un compromis acceptable. Ainsi qu’une série d’assemblées générales au sein de l’école pour donner à cette « reprise en main » de l’école par la Mairie un semblant de « participation » de la « communauté ». Le tout dans une ambiance de rumeurs et de calomnies sur tous les occupants de l’école, et surtout sur son comité de défense, orchestrés par un petit groupe d’habitants du quartier prêts à tout pour prendre la tête de l’Alberdi et récupérer par ce biais son prestige. Finalement, après une semaine de mobilisation de la part des soutiens internationaux du comité et de l’école en général, le maire de Caracas a participé vendredi dernier à une Assemblée Générale. Or, au lieu d’inviter les parties présentes à un débat de fond sur le projet pédagogique de l’Alberdi et son mode de gestion, ce dernier s’est contenté de faire un discours extrêmement violent à l’encontre du comité, l’accusant de vouloir « privatiser » l’école, ainsi que sur la campagne internationale de soutien. Sans aucune concertation, il a annoncé la création d’un comité de « restructuration » dont les membres se sont auto-désignés en moins de 5 minutes. Voilà pour la soit-disante revalorisation, au sein de l’école Alberdi, de la « démocratie et de la participation de la communauté ». Parmi les membres du nouveau comité, la plupart n’ont rien à voir avec l’école, n’y exerçant aucune activité et n’y ayant aucun enfant scolarisé. Une opération politique bien préparée. Et une manipulation bien réussie. « Si la CIA avait voulu faire plonger une expérience pilote de la révolution bolivarienne, elle n’aurait pas mieux fait ! », dixit un ami...

Tout cela doit vous paraître extrêmement étrange et contradictoire. Nous aussi nous sommes bien conscients que quelque part, notre opposition à cette reprise en main de l’école par la Mairie constitue une opposition à un pouvoir d’émanation chaviste. C’est pour cela qu’il faut que je rentre un peu plus en avant dans les explications. Notamment après plusieurs interrogations que j’ai reçu dans vos mails.

Tout d’abord, contester la politique du Maire de Caracas n’équivaut pas du tout à une contestation du pouvoir de Hugo Chavez en général. Ce dernier au contraire parvient à s’adapter aux réalités locales et aux demandes émanant des communautés. C’est ainsi que la semaine dernière, la gestion de la plus grande entreprise de papier du pays, Vénépal, a été remise aux ouvriers. Cela dans une dynamique, que cherche à promouvoir la Constitution, de « développement endogène », soit de développement des initiatives émanant des communautés. C’est ce que recherchaient les anciens « tomistas » de l’Alberdi. Mais le maire de Caracas manifestement ne connaissait pas assez bien le dossier et s’est malheureusement laissé manipuler par un petit groupe de la communauté ayant des conflits personnels avec les membres du comité.

Jusqu’au référendum, le 15 août dernier, l’ennemi était facile à identifier -l’opposition. Aujourd’hui il faut construire. Et c’est à présent que l’on peut voir parmi les élus ceux qui partagent réelleent les idées révolutionnaires de Hugo Chavez et ceux qui ne sont que de simples gestionnaires cherchant à instutionnaliser plutôt qu’à approfondir la révolution
-  ou le processus de changement social, comme vous voulez. Cette tension entre la dynamique d’approfondissement du processus révolutionnaire et celle de l’institutionnalisation / bureaucratisation a souvent été un passage obligé dans toute révolution. Aujourd’hui, le Vénézuéla se trouve à cette étape cruciale... Avec, comme avantage, que Chavez continue de réaffirmer sa volonté d’approfondir le processus par ses décrets - je vous parlerai bientôt plus en détails de Vénépal comme de la loi sur les terres et contre le système latifundiaire.

Pour ce qui est de l’école Alberdi, qui dans ma précédente description a pu vous paraître souffrir d’un manque de compétences du fait de la présence d’une majorité d’enseignants volontaires, quelques précisions. L’école manque certes de moyens, l’ancien maire de Caracas, jusqu’au 31 octobre 2004, étant dans l’opposition. Mais ses « occupants », à savoir ceux qui ont pris la décision de la réouvrir afin d’assurer le droit à l’éducation des enfants ont réussi, en dépit de ce manque de moyens, a garantir aux élèves ainsi qu’à l’ensemble de la communauté par le biais des Missions, un enseignement original, de qualité, et reconnu comme tel par tous ceux qui sont venus de France et de Navarre en observer le mode de fonctionnement.

La relation des enseignants aux élèves n’a rien à voir avec ce que l’on connaît dans le système éducatif français ; l’école est un espace public ouvert chaque jour à la communauté ; elle est le lieu de toute une série d’activités pilotes comme l’informatique ou le cinéma ; et son mode de gestion, jusqu’au début du mois de janvier, n’était pas celui, classique, d’une direction verticale, mais celui d’un collectif autogestionnaire.

Nous sommes en France impregnés d’un modèle éducatif centralisé et unique dans ses programmes. Ce modèle est celui de l’école républicaine de Ferry, qui avait pour but de former un corps de citoyens respectueux des institutions, avec comme principe l’égalité des chances et comme moyen une « éducation la même pour tous ». Un principe et un moyen qui, nous le savons, sont largement utopiques et depuis des années en crise, notamment en raison de l’inadaptation des programmes scolaires à la réalité sociale des élèves. Le modèle éducatif vénézuélien fut développé sur des principes « universalistes » similaires, à une différence près : son élitisme et l’exclusion de la majorité hors des écoles et universités du pays. Or l’éducation est une composante essentielle du Processus en cours. Et elle participe d’une dynamique radicalement à l’opposé de celle de l’Etat centralisateur et de la démocratie représentative à la française : comme je le disais déjà plus haut, cette dynamique que promeut la Constitution, est celle de la participation et du développement local, appelé ici «  développement endogène ». Il s’agit d’un mouvement qui vise à une plus grande démocratisation de la politique, mais aussi à une reconnaissance des sociétés et des cultures locales niées et refoulées depuis la colonisation. Les écoles bolivariennes possèdent ainsi un socle commun, mais doivent théoriquement laisser une grande place à la participation des communautés et s’adapter à leurs réalités. Un pari qui peut nous sembler risqué mais qui doit être compris comme la volonté, partagée aujourd’hui par le peuple vénézuélien, de se réapproprier son histoire, ses origines métisses. L’autogestion de l’école Alberdi n’était ainsi pas contraire, en théorie, à l’idéal bolivarien, à condition que ce mode de fonctionnement émane d’un désir de la communauté. Il sera dorénavant difficile de savoir ce qu’il en était réellement, la consultation de cette dernière ayant été largement instrumentalisée.

En ce qui nous concerne, nous ne reconnaissons pas la nouvelle autorité de l’école. D’où notre départ. Nous voilà donc, réfugiés politiques, dans un appartement triste et vide d’un quartier riche, sans vue aucune sur les lumières des barrios, expulsés que nous sommes en attente de jours meilleurs. Tristan en est tombé malade et depuis trois jours est cloué au lit avec 40° de fièvre.

Mais on survit, ne vous inquiétez pas. Ce fut juste une première grande claque politique. Et nous sommes déjà entrain de reconstituer nos forces pour continuer la lutte - à coup d’éferalgan, rien de plus, je vous rassure...

A très bientôt companeros y companeras

PS : si vous n’êtes pas trop lassés par mes longs mails, je vais très bientôt vous envoyer une petite série en provenance des campesinos de Yaracuy...un peu d’espoir dans cette terre de luttes pour une plus grande justice sociale et politique...


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