Trois heures, Plaza Independencia

samedi 2 avril, Quito, Equateur.
dimanche 3 avril 2005.
 
Un samedi après-midi ensoleillé comme il arrive de temps à autre à Quito. A 2900 m d’altitude, non loin de la ligne de l’équateur, le temps est changeant mais cet après-midi là, le soleil semblait vouloir s’imposer face aux nuages menaçants et aux montagnes surplombants la ville.

La Plaza Independencia est située dans le centre historique de la ville. Ce quartier de la ville est marqué par l’empreinte du colon espagnol : l’architecture et la disposition de la ville rend agréable les promenades nonchalantes dans les rues colorées et le piéton, malgré l’invasion de la voiture, y trouve encore sa place et l’espace pour ses flâneries de fin de semaine.

Je m’assois sur un banc face au soleil sur cette superbe place carrée ornée de palmiers. Au centre et en face de moi s’étire le Monument aux héros du 10 août 1908, colonne qui représente la résistance et la victoire d’un peuple contre son colonisateur. Tout autour, quatre édifices donnent la forme carrée des jardins de la place : le Palais du gouvernement, le Palais de l’archevêché, la Cathédrale et El Sagrario.

Je suis bien sur mon banc. Au début ce ne devait être qu’une halte pour fumer une cigarette et se reposer de la longue marche pour se transformer en une pause prolongée dans un lieu idéal pour l’observation de la foule. Comme dans toutes les places, la population qui la fréquente n’est pas la même selon l’heure et seule une âme n’ayant rien à faire de l’après-midi mis à part de regarder les gens passés peut en noter le changement.

En début d’après-midi ce sont plutôt des vieux, surtout des hommes, qui passent ou qui décident de poser leur fesse sur un banc. Ces vieux ont donné son sobriquet à la place : la place des "palomas muertas", "paloma" signifiant en espagnol « pigeons » mais aussi le sexe de l’homme. De manière générale, il n’y a pas beaucoup de femmes profitant de la douceur du climat de ce samedi. Elles, marchandes ambulantes tressées, traînent leurs pas et leur panier pour vendre des sucreries, des cigarettes et des billets de loterie. Des jeunes filles du peuple passent, presque insolentes dans ces vêtements qui ne cachent pas les nombreux repas pris, riches en pomme de terre, en riz et en pois et si délicieux. Les tiendas avoisinantes, de Chinois et de Colombiens, offrant une large sélection de chaussures et de vêtements pour les petits budgets, attirent les jeunes filles qui, comme dans beaucoup de pays, profitent du samedi pour faire leurs courses et se choisir leur prochaine tenue.

Je me sens presque une quiteña assise sur mon banc parmi les autres promeneurs fatigués. Seuls les enfants me rappellent que je ne ressemble pas à une Equatorienne : ma peau blanche fraîchement descendue de l’avion, mes cheveux claires et mon nez pointu me distinguent de la foule. Comme j’aimerai pouvoir endosser ce chapeau de Panama, cette jupe longue, ce collier de graines dorées entortillées autour du coup sous une tresse noire !

Ah ces enfants ! il y en a pleins mais malheureusement ce ne sont pas leurs cris de joies qui viennent s’ajouter à la chaleur méridionale mais leurs voix suppliantes.

En Quichua, on appelle les enfants, les "guaguas" (prononcé oua-oua). Ce terme est resté dans le vocabulaire de la Sierra, sur la côte on dira plutôt les "pelados", les sans poils. Les Quichuas n’ont pas mal choisit leur mot. Mais pour moi, leur voix me fait plutôt penser à des chats. Selon leur âge, les enfants n’ont pas la même tâche mais la même fonction. Peu avant six heure de l’après-midi, ils auront tous disparu avec la tombée de la nuit pour ramener l’argent récolté à la maison.

Les plus jeunes d’environ trois ans (difficile de leur donner un âge car si petit) s’approchent des passants ou des gens assis comme moi sur les bancs de la Place en miaulant pour quelques pièces, traînant leur petit frère ou leur petite sœur encore plus petits qu’eux. Leurs yeux noirs tristes et vides d’expression accompagnent leurs mots qu’on distingue à peine. On ne comprends pas toujours ce qu’ils disent de leur voix impubère mais on sait ce qu’ils veulent. Ils restent là, à te fixer avec ces yeux effrayants, insistant mollement de la même petite voix monotone pour cette pièce argentée ou pour la moitié de ta glace. Marchant, leur ombre te suit pas à pas. Ils ne savent peut-être pas parler et n’ont peut-être jamais connu les bancs de l’école, mais connaissent très bien leur partition, ces quelques mots qu’ils répèteront tout au long de la journée. La moindre question posée à l’enfant aura comme réponse le même refrain larmoyant avec lequel ils t’auront abordé. Aucune communication n’ai possible. Tous les enfants ont la même voix, le même son sort de leur bouche comme si le son de la pitié n’avait qu’une seule note. Ils attendent que tu sortes la petite pièce. Ils ne bougeront pas comme ton ombre confortablement installée. Il faut plusieurs « non », et de l’indifférence pour qu’ils aillent miauler entre les jambes de quelqu’un d’autre. De toute façon, ils reviendront, telles des fantômes, après avoir fait le tour de la place et comme si c’était la première fois, voir le paresseux assis sur son banc cherchant à capter chaque rayon de soleil pour brunir sa peau si pâle. Quelle difficulté de tenir ce genre de comportement face à des enfants si jeunes et si frêles ! Mais le refus de donner de l’argent à ces enfants envoyés par leurs parents miauler pour quelques pièces au lieu de pleurer de joie est plus fort. Le « non » l’emportera avec un pincement de cœur, mais sans pitié, juste de la désolation pour ce destin imposé.

Les autres enfants âgés de 7 à 12 ans qui peuplent la place, se trimbalent avec leur mallette en bois et leurs chiffons, le visage et les mains noirs de cire. On dirait des enfants sortis des mines de charbon. Pour 50 centimes de dollars, ils nettoient et cirent les chaussures. Peu importe la couleur ou la matière des chaussures, ils cirent. Pareils que les plus petits, ils font le tour de la place, regardant le sol en quête de chaussures à cirer. Lorsque qu’un jeune garçon (ce ne sont que des garçons) rencontrent des chaussures disponibles à être cirées, d’autres cireurs s’approchent et entourent le chanceux pour voir si ils ne peuvent pas lui vendre un produit qu’il n’aurait pas et dont il aurait besoin pour accomplir sa mission de cireur de chaussures.

Un Mexicain de Guadalajara assis à côté de notre banc décide de refaire une beauté à ses chaussures. Assis par terre entouré pas ses compagnons, le jeune entreprend la dure tâche de trouver parmi ses poudres, celle qui correspond au cuir de ces chaussures. Beaucoup d’hésitations, un geste pas sûr. Ses compagnons le regardent faire, le Mexicain également. Le jeune garçon n’a pas choisit la bonne teinte marron. Les chaussures prennent un coup de soleil tacheté. Le Mexicain s’énerve et chasse les guaguass. La photographe étrangère friande de ce genre de scènes de vie devra prendre des photos discrètement, sans être vue pour ne pas voir venir les enfants réclamer une pièce.

De temps à autre, le policier présent sur la Place fera déguerpir les cireurs regroupés d’un coup de sifflet. Ils partiront en courant mais reviendront comme des mouches virevoltants autour du lampadaire. Le policier fatigué de perdre son souffle dans le sifflet de son autorité, confisquera le matériel d’un jeune garçon pas assez rapide pour se lever du sol où il reposait. Le guagua ne réagit pas. Il reste au sol refaisant les lacets de ses chaussures usées. Son regard suit sa petite mallette pendant au bras du policier qui s’éloigne. On sent le désarroi du garçon. Que dire ? Que faire ? Rien, juste se taire. Il se lève et court. Il ne court pas derrière le policier qui a fait disparaître la mallette on ne sait où. Il rejoint ses compagnons dans une des rues qui rejoint la place.

Le soleil commence à se faire plus doux. Le temps est passé vite devant ce film de la vie quotidienne de la Plaza Independencia. L’incident des chaussures a permis d’entamer la conversation avec le Mexicain. Il nous explique le pourquoi de sa présence à Quito si loin de ses chevaux, de sa tequila, de sa nourriture et de son groupe de Mariachis. Tout ça semble lui manquer bien qu’il ne trouve dans ces hauteurs que de passage. Je ne savais pas que la tequila, les combats de coq, la musique ranchera pouvaient être des sujets de conversation qui puissent se développer pendant si longtemps et avec autant d’aisance ! Au début c’est rigolo et intéressant. Je confirme : la façon correcte de boire la tequila est tout d’abord de prendre du sel, de boire la tequila et ensuite de manger le citron. Le Mexicain se rit des Equatoriens qui ne suivent pas dans ce sens le rituel très sérieux de la tequila car en ne suivant pas cet ordre, la tequila peut provoquer de drôle de résultats. Bien sûr, nous avons eu le droit à toute l’explication scientifique. Nous voilà prévenus. Le Mariachi commence à nous parler avec grands détails des combats de coq au Mexique. Je décroche. Je me concentre sur les mouvements de la foule fréquentant la place qui a changé. Les mots qui s’échappent de sa bouche ne sont qu’un bruit de fond qui arrive à mes oreilles. Mon compagnon de banc fait la conversation sans problème.

Maintenant ce sont des familles qui traversent la place. Les amoureux prennent des photos devant le monument. La température est aussi douce que les baisers qu’ils s’échangent. La nuit va être longue.

Il est un peu plus de cinq heure. Le soleil ne recouvre plus la place, il est caché derrière le Palais. Il n’y a presque plus personne : il n’y a plus d’enfants, plus de vendeuses indiennes. Nous aussi nous n’allons pas tarder à nous lever de notre banc accueillant pour nous dégourdir les jambes de tant de paresse. La conversation avec le Mexicain a dévié sur la politique locale et les scandales de corruption grâce à l’arrivée du journal « El Comercio » dans les mains de sa nouvelle voisine de banc. Je tends l’oreille pour écouter les commentaires et pour, au passage, donner les miens.

Tout est devenu calme sur la place. La disparition du soleil derrière le Palais Présidentiel a fait fuir les citadins. Seule, une femme portant un masque blanc fait retentir un petit tambour marchant tout autour de la place des Autorités pour faire entendre son cri muet de protestation marqué sur son front : « Bucaram fuera ! ».


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